Tu fais quoi dans la vie ?

« Tu fais quoi dans la vie ?
– Je suis pédiatre.
– Ah, tu bosses dans un cabinet ?
– Non, à l’hôpital [j’élude souvent la partie thèse de science et laboratoire de recherche pour ne pas perdre complètement mon interlocuteur dans les méandres de mon bac + beaucoup]
– Ah, et tu fais quoi exactement alors ?
– De l’oncologie pédiatrique [tentative de noyade de poisson avec un terme compliqué]
– De la quoi ?
– De la cancérologie. Avec des enfants. Des enfants qui ont un cancer [attention silence gêné dans 4, 3, 2, 1…]
– …
– …
– Pfiou, je sais pas comment tu fais. Je serais incapable de faire ce genre de boulot. Les enfants malades qui doivent rester à l’hôpital, c’est déjà difficile, mais alors là, avec un cancer… »

J’obtiens quasi invariablement cette réponse, quel que soit l’interlocuteur, soignant ou non. En annonçant qu’on fait de la pédiatrie hospitalière, l’autre visualise instantanément le petit enfant malheureux, pétri de douleur, perfusé et à qui on fait d’horribles examens.
Imaginez s’il n’a plus de cheveux…

Avec le temps, j’ai remarqué que je parle peu de mon travail. Vous voyez, les tours de table entre amis où chacun fait le point de son évolution professionnelle et de ses aspirations. Je sens bien que même assortie d’un grand sourire et du « 85% des enfants vont guérir, hein » la description de mon quotidien à l’hôpital ne tente pas grand monde. J’avais beaucoup plus de succès dans les dîners en ville quand je faisais de la médecine pour adolescents

J’ai atterri en oncologie pédiatrique en 4ème semestre d’internat, parce que les Centres de Lutte Contre le Cancer (CLCC) étaient considérés comme des « périph », des stages hors CHU, et qu’il fallait en valider au moins un (vocation quand tu nous tiens… oh, wait !)

Les premières semaines, je n’ai rien compris.
Ni les noms des maladies, ni les protocoles, ni les molécules.
Ni les enfants qui hurlaient en refusant que je les examine.
Ni la petite de 7 ans dans la chambre du fond à droite qui, atteinte d’un glioblastome du tronc en progression, pouvait s’arrêter de respirer à n’importe quel moment, et dont il faudrait accompagner les parents et la petite sœur, qui vivaient littéralement tous ensemble dans cette grande chambre. C’est une réalité qui n’existe pas, si on ne se retrouve pas le nez collé dessus. 1700 enfants par an, moins de 1% de tous les cancers.

La médecine et le soin sont assez vastes pour que chacun -call me utopiste- trouve chaussure à son pied, et ait la liberté d’en changer tout au long de sa carrière. Une pratique (et parfois un endroit) dans laquelle on se sent utile, progressivement à l’aise, à sa place. Pour moi, pour l’instant, c’est celle-là.
J’ai fait de la néonatologie, de la neurologie, de la génétique (et toute la prise en charge du handicap qui va avec), de la réanimation polyvalente… Des chaussures trop petites, trop grandes, ou en tout cas qui m’empêchaient de filer droit.
Cela ne fait pas de moi une « sans-cœur », une « bizarre », une docteur qui « prend les enfants pour des cobayes ».

Ils sont tous avec moi, « dans mon sac à dos », comme disait le premier patron que j’ai eu dans cette sur-spécialité.

M., que j’ai vu passer de la prostration au fond de son lit aux courses endiablées en tricycle dans le couloir, après une titration de morphine efficace sur les métastases osseuses de son neuroblastome.
Un petit garçon malicieux qui parlait encore avec un cheveu sur la langue. Il était hospitalisé pour aplasie fébrile systématiquement sur mes gardes, c’en était devenu du comique de répétition pour ses parents. Il a été en rémission, longtemps. La vie a repris son cours, ses parents ont fait un deuxième enfant. Et puis il a rechuté.
A chaque occasion, j’ai pris de ses nouvelles.
Et puis un jour… Je n’ai jamais osé transmettre à sa famille toute la peine que son décès m’a causée et à quel point il est souvent dans mes pensées, du haut des 4 ans qu’il aura toujours pour moi.

C. et I., qui se sont rasées la tête le même soir, avant leur première semaine de chimiothérapie, parce qu’aucune n’osait le faire seule. Je leur apportais mes Elle après les avoir lus, ça aidait à passer le temps pendant les cures, elles étaient très souvent dans la même chambre.
Comme beaucoup d’adolescentes, le diagnostic de leur tumeur avait tardé, leurs symptômes étaient flous (toux traînante, douleurs diffuses…) et elles étaient soulagées, aussi grave soit la sentence, qu’on ait « trouvé ce qui cloche ».

Z., qui avait annoncé par texto à tous ses potes qu’il partait faire un tour du monde sur un coup de tête (à 15 ans, bien sûr bien sûr), pour que ceux-ci ne cherchent pas à le voir pendant son traitement et le changement physique qui allait avec. Les palabres interminables à chaque hospitalisation pour remettre la sonde naso-gastrique et la nutrition entérale ; et finalement, ses pas discrets vers la salle d’activités des adolescents : le regard des autres, dans l’intimité de notre petite aile, redevenait possible.

A., avec qui je jouais au Puissance 4 après la visite quand c’était calme. Sa mère célibataire qui tentait de gérer seule l’ingérable : métro, boulot, secteur protégé, dodo. Les myélogrammes et ponctions lombaires en présence des clowns du Rire Médecin en espérant très fort ne plus y voir les méchantes cellules.

F., qui allait en secret nager ses longueurs à la piscine avant chaque cure (avec quelle énergie ?) alors que l’anesthésiste qui lui avait posé son PAC lui avait formellement interdit… Ses craintes liées au fait qu’on doive lui retirer un ovaire -l’origine de son cancer- et que le second souffre de la chimiothérapie. En strict parallèle, le frisson de se projeter, d’imaginer qu’un jour elle serait peut-être une survivante, une guérie, et qu’elle tenterait d’être mère.

Certains sont encore là, « aux dernières nouvelles » comme on dit chez nous, d’autres non.
Je pense -très- souvent à eux. Je ne regrette pas d’avoir été un témoin de plus de leur vie, de leur courage, de leurs expériences, de leurs peurs et de leurs folies.

Avec les enfants, les adolescents, l’hôpital reste comme la « vraie » vie. La « vraie » vie rentre inévitablement dans l’hôpital. L’école, les jeux, le Mc Do, les histoires du soir, les frères et sœurs, les mamies, les punitions des parents, les portables, les galoches et les spliffs.

Voilà ce que je fais dans la vie.

.

8 réflexions sur “Tu fais quoi dans la vie ?

  1. Super billet, qui me rappelle mon semestre de pédiatrie, et comment dire, mes plus beaux souvenirs,là ou j’ai eu le plus de frisson et d’émotion, c’était de l’onco-pédiatrie. Les dernières nouvelles de « lui » et de « elle » étaient plutôt bonnes, et j’espère qu’ « il » et « elle » vont bien aujourd’hui! Alors je dis merci à tous les onco-péd!

  2. Paf , bim , rlacc euh comment dire à la fois bonjour la claque et le cœur qui se serre et en même temps MERCI en espérant ne jamais jamais se rencontrer … Voilà tout est dit : ah si encore bravo

  3. Bonjour,
    Cela m’a rappelé un an passé en neurochirpédiatrie à Sainte-Anne quand j’étais FFI où les enfants mouraient comme des mouches de tumeurs cérébrales. Ils étaient hospitalisés en troisième intention pour un traitement palliatif stéréotaxique.
    Outre l’empathie et le reste j’ai surtout vu la division du travail entre les médecins et les infirmières / aides-soignantes qui voyaient mourir des enfants qui avaient l’âge des leurs (à l’époque j’étais jeune et sans enfants) et, au moment de la toilette mortuaire, où étaient les neuro et les oncos ? Qui faisait le sale boulot ? Ces femmes seules sans le corps médical qui lisait Neurosurgery dans le texte.
    Cela m’a dégoûté une fois pour toute de la médecine hospitalière. Mais c’était il y a longtemps… Il n’y avait pas de consultations d’annonces et d’éducation thérapeutique.
    Bonne journée.

  4. Toute mon enfance même si pas dans le même cadre de la même pathologie je n’oublierais jamais tous ces soignants qui ont été la sauf ce grand ponte des années 1980 non pas pour son diagnostique/erreur de diagnostique peut être son traitement (fabriqué dans des conditions hasardeuse) qu’il a imposer a mes parents en se défaussant sur eux (et en les faisant culpabiliser) et en me retirant de mes parents ayant engendrer un certain nombre de morts (par maladies infectieuses) et 3000 Personnes qui vivent dans la peur??…il aura fait d’autres choses encore plus violente….

    l’hôpital et la médecine de ville m’auront construit (appris a vivre, éduquer, réparer a certains moment, permis de revivre, d’avoir mes chances) je n’oublierais jamais tout ces soignants avec qui pour certains j’ai garder contact je regrette de ne pas avoir pu avoir de contact avec certains.qui m’ont perdu de vue et que j’ai perdu de vue Je n’oublierais jamais cette Infirmière plus qu’humaine qui elle au moins alors que le médecin ne voulait pas entendre a bien compris et agis sur une douleurs provoquée a la suite d’un soin bien particulier.

    Je n’oublierais jamais les soignants ainsi que cet hôpital pédiatrique disparu toutes ses chances qu’ils m’ont offerte celle de vivre peut être de vivre avec cette chose en plus de ma maladie mais en tous cas de vivre

    Merci a vous tous on est tous humain certains le sont moins…

  5. Votre billet m’a mis les larmes aux yeux, et pourtant je n’ai jamais eu à passer par ce type de service… Mais pour avoir eu à emmener mon tout petit de même pas deux mois en réanimation pédiatrique, même si ça n’a duré que quelques jours, je mesure à quel point il est nécessaire que des gens comme vous aient trouvé chaussure à leur pied dans des services comme ceux-là. Combien vous êtes précieux pour nos enfants. Et combien vous l’êtes, aussi, pour nous, parents, si désemparés quand on nous annonce qu’il y a urgence vitale. Donc, simplement, merci d’avoir fait ce choix.

  6. Mon premier contact avec l’hôpital a été de bosser comme ASH dans un service de pédiatrie, un été où beaucoup de petits leucémiques arrivaient là (un autre sevice fermé dans le coin). Je me rappelle de mon Petit Prince de quatre ans, fermé buté début juillet, et à son sourire à la fin du mois devant ce petit stroumpf que je lui ai offert… Lui aussi je l’ai suivi des années, tout au long de mes études de médecine. Les chimios ont eu raison de son coeur. Pas de mes souvenirs.
    Merci pour ce blog !

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