En arrivant à l’UMD, je m’étais préparé à tomber sur des gros psychopathes de la mort… Mais mon premier patient fut Pipou.
Pipou a bien un prénom (Philippe), et un nom de famille même, mais personne ici ne semble les avoir jamais employés. C’est contraire à tout ce qu’on m’a raconté dans mon stage de séméiologie évidemment, mais il aurait semblé incongru à tout le monde de vouvoyer ce grand enfant dans un corps d’adulte, et de l’interpeler autrement que par son diminutif.
Car Pipou est oligophrène : du grec « oligo- » (petit) et « -phrène » (esprit). Un petit esprit coincé dans un crâne aux cheveux poivre et sel. Un « débile mental » aurait-t-on dit au Café du commerce.
Paye ton fou dangereux ! Bien loin de Jack Nicholson et Joe l’Indien en tout cas. Pour l’adrénaline, on repassera.
Pipou a donc posé des problèmes de comportement, il y a longtemps, qui l’ont conduit jusqu’à l’UMD. Mais lorsque je le rencontre, il ne présente plus réellement de danger pour autrui depuis plusieurs années. L’absence de structure adaptée prête à l’accueillir en cas de sortie, et le traumatisme qu’aurait pu représenter une extraction de son environnement familier, en ont fait un pensionnaire de longue durée de l’établissement. Ses parents passent le voir de temps en temps, lui envoient régulièrement de l’argent, et la vie suit son cours. Petit esprit, toute petite vie…
Pipou n’est pas le seul oligophrène de l’établissement, mais c’est réellement le seul qui n’a plus de raison médicale d’y rester. Ces patients sont particulièrement surveillés, car potentiellement vulnérables au milieu d’autres patients manipulateurs voire authentiquement pervers, ou délinquants sexuels, avec qui on ne les met pas en chambre commune notamment. Évidemment la plupart des délinquants sexuels reçoivent un traitement censé diminuer leur libido, mais l’efficacité n’en est malheureusement pas parfaite et les oligophrènes peuvent, encore plus que les autres pensionnaires, faire les frais des pulsions des « pointeurs » ou se laisser convaincre d’échanger des faveurs contre… des barres chocolatées par exemple.
D’une manière générale, l’équipe soignante est vigilante à tout risque d’abus sur les oligophrènes, les trocs inégalitaires n’impliquant pas que des violences sexuelles, mais tout ce qui peut améliorer l’ordinaire : les denrées alimentaires, les cigarettes, les vêtements, le petit matériel Hi-Fi…
La drogue de Pipou, c’est le café. Prononcer ces deux mots, « Café, Pipou ? » éclaire systématiquement son visage, qui se penche légèrement et se barre d’un grand sourire édenté, duquel sort un joyeux « Ouiiiii ! »
Ah oui, édenté, parce que lorsque Pipou était encore jeune, on ne s’emmerdait pas trop avec les oligophrènes qui mordaient : on leur arrachait les dents. Problème ? Solution ! La psychiatrie à l’ancienne quoi… Plusieurs dizaines d’années, un autre siècle, les pratiques ont heureusement beaucoup évolué. En bien (c’était pas difficile).
Pipou est l’un des rares pensionnaires à avoir encore un entourage : un entourage aimant et attentionné, relativement présent, qui n’est pas brouillé avec lui, pas trop essoufflée et qui n’a pas honte. Rare. Et précieux. Certains se seraient d’ailleurs juste contentés d’avoir de la famille, même distante.
Cette particularité fait de Pipou l’un des patients les plus riches du quartier, son argent de poche lui permettant de s’offrir des sucreries à loisir. En effet, certains mercredis, c’est sortie à la cafétéria centrale du CHS, qui fait également office d’épicerie. Les pensionnaires qui n’en ont pas l’interdiction (comprendre : les calmes) sortent des enceintes protégées de l’UMD, lourdement encadrés par les soignants, traversent le parc, longent la laverie, le bâtiment des adolescents, le bâtiment des femmes, et arrivent à la cafétéria.
Si nous restons vigilants, côté patients la tension se relâche de manière palpable. Certains en profitent pour refaire leurs stocks de conserves, tant il est vrai que la nourriture livrée par la cantine semble être une insulte aux antidépresseurs qu’ils gobent quotidiennement. Les autres s’assoient à une table ou jouent au baby-foot.
Pipou va commander un café, évidemment. Avec un Mars, englouti d’une traite, tel un épi de maïs par un personnage de Tex Avery. Avant d’avoir complètement fini d’avaler, il se ressert une rasade de café. Son maillot de corps en aura un peu aussi comme ça.
Puis il me sourit, de toutes ses gencives.
.
Précédents :
1. J1
2. Un jour sans fin
Suivants :
4. Emmanuel (à venir)
5. Djoni (à venir)
6. Jean-Claude (à venir)
7. Jackson (à venir)
Pingback: Vol au-dessus d’un nid de foufous (2) : un jour sans fin | 2 Garçons, 1 Fille : 3 Sensibilités
Attachant personnage. Le coup des dents arrachées, ça fait froid dans le dos… Mais bon, c’est à la même époque qu’on faisait encore des lobotomies, je suppose? Alors un bout de cerveau, des dents, on n’est pas à ça près :/
Interessant!