Vol au-dessus d’un nid de foufous (3): Pipou

En arrivant à l’UMD, je m’étais préparé à tomber sur des gros psychopathes de la mort… Mais mon premier patient fut Pipou.

Pipou a bien un prénom (Philippe), et un nom de famille même, mais personne ici ne semble les avoir jamais employés. C’est contraire à tout ce qu’on m’a raconté dans mon stage de séméiologie évidemment, mais il aurait semblé incongru à tout le monde de vouvoyer ce grand enfant dans un corps d’adulte, et de l’interpeler autrement que par son diminutif.
Car Pipou est oligophrène : du grec « oligo- » (petit) et « -phrène » (esprit). Un petit esprit coincé dans un crâne aux cheveux poivre et sel. Un « débile mental » aurait-t-on dit au Café du commerce.
Paye ton fou dangereux ! Bien loin de Jack Nicholson et Joe l’Indien en tout cas. Pour l’adrénaline, on repassera.

Pipou a donc posé des problèmes de comportement, il y a longtemps, qui l’ont conduit jusqu’à l’UMD. Mais lorsque je le rencontre, il ne présente plus réellement de danger pour autrui depuis plusieurs années. L’absence de structure adaptée prête à Lire la suite

Merci pour ce moment

Quand un couple arrive à la fin du printemps avec déjà un pied dans l’automne (42 pour moi, 38 pour ma moitié) et qu’il cherche à avoir un enfant, ce n’est pas aussi simple que lorsque les fleurs bourgeonnent et la sève déborde des arbres dès qu’on les touche. Après deux années d’essais infructueux (pas merci Mère Nature), on nous dirige vers Mère la Science, et on me demande notamment d’aller faire un spermogramme.

Kezakoidon un spermogramme ?
1- La vente de semence au poids (« Y a un peu plus, je vous le laisse ma p’tite dame ? »)
2- Une analyse des spermatozoïdes pour voir la quantité, la qualité, la vivacité et la fertilité de l’émission ?

Je file donc sur la grande toile afin de trouver des témoignages sur le déroulement de cette cérémonie mais je ne trouve pas de quoi m’éclairer. Premier résultat : un récit érotique. Deuxième résultat : une histoire succincte, brève et plutôt technique. Troisième résultat : un touchant témoignage.

Je ne sais pas vraiment ce qui m’attend. J’ai vécu jusqu’ici sans me poser la question de ma fertilité, comme un bien acquis à la naissance. Est-ce que la vie va me permettre de devenir père ou vais-je devoir Lire la suite

Everybody lies

Lors de la publication d’un précédent billet, certains lecteurs avaient « reproché » à Tiben de mentir à ses patients (en fait il se « contentait » d’utiliser un raisonnement non logique, mais sans rien avancer de réellement faux).
En revanche, mentir aux patients, ça peut nous arriver, et après en avoir discuté longuement avec d’autres soignants récemment il nous a semblé que ce mensonge pouvait même faire partie du soin sans être contraire à l’éthique. Voilà à quoi ça peut ressembler.

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Vendredi, 16h, au cabinet du Dr Tiben :

M. Cuterie est allongé sur la table d’examen. Je viens de lui recontrôler la pression artérielle aux deux bras : 130/70. On ne peut pas faire mieux. D’ailleurs, son examen clinique est strictement normal. M. Cuterie a 67 ans, il est diabétique, hypertendu, a arrêté de fumer l’an dernier. Il ne se plaint jamais de rien, se tient habituellement loin des médecins (vu qu’il n’est « jamais malade »), mais il écoute et respecte parfaitement les prescriptions. Bon, il a une conception toute personnelle des règles hygiéno-diététiques mais bon an mal an ses facteurs de risque sont à peu près contrôlés.

Oui mais voilà, fait inhabituel, ce matin M. Cuterie a appelé pour Lire la suite

La peau qui m’habite

Il s’appelle Branldon, il a 18 ans et une maladie des muqueuses sacrément mystérieuse (et un peu grave aussi). Si je donnais dans la blague facile, je dirais que tout le monde sèche sur ses muqueuses. Notre dernier espoir de parvenir à un diagnostic, c’était de biopsier LE truc qu’on n’avait pas encore biopsié, à savoir son prépuce anormalement collé, en réalisant une posthectomie à visée diagnostique.
Sans vouloir vexer personne ou minimiser quoi que ce soit, quand on pense que la vie peut tenir à un prépuce, on se dit qu’on est bien peu de choses…

Je ne vous cache pas que les chirurgiens n’étaient pas passionnés par l’affaire, rapport au fait qu’une circoncision, c’est pas trop avec ça que tu vas avoir le prix Nobel, mais à bons coups d’arguments fella fallacieux, j’avais fini par en trouver un d’accord pour le faire.
Mais quand j’étais allée lui expliquer que surtout, SURTOUT, il faudrait faire bien attention à Lire la suite

Ça pique ?

– Putain ça caille.
– …
– Allez fais pas cette tête, si ça se trouve c’est rien, et puis si c’est pas rien on recommencera.

Attends, j’ai vraiment dit ça ????
Des fois, plus la situation est dure, plus les propos sont stupides.

Dehors ça sent bon, ça sent l’été. Si c’était pas une journée de merde, ce serait une belle journée.
Et dedans, bah dedans ça sent l’hôpital, ça pue l’hôpital même, ça sent le désinfectant, la mort, la peur, l’angoisse. Mon angoisse.

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– Bonjour, je suis étudiant en médecine, c’est moi qui vais Lire la suite

Est-ce que tu viens pour les vacances ?

Un vendredi soir, aux urgences.

« Allo, je voudrais parler à madame Aude Allajoy. Ah c’est vous ? Bonsoir, je suis l’interne de garde aux urgences de l’hôpital du coin où votre mère a été déposée tout à l’heure. Bonne nouvelle, elle va pouvoir sortir. Mais comme il fait nuit, il faudrait venir la chercher.
– Ah ben oui mais non, c’est pas possible là, demain on part en week-end en Bretagne et la voiture est déjà chargée.
– Je…
– Attendez je vous passe mon mari.
– …
– ALLO !
– Bonsoir, je suis l’interne de garde aux urgences de l’hôpital du coin, l’examen de votre belle-mère est rassurant, elle va pouvoir Lire la suite

Tu fais quoi dans la vie ?

« Tu fais quoi dans la vie ?
– Je suis pédiatre.
– Ah, tu bosses dans un cabinet ?
– Non, à l’hôpital [j’élude souvent la partie thèse de science et laboratoire de recherche pour ne pas perdre complètement mon interlocuteur dans les méandres de mon bac + beaucoup]
– Ah, et tu fais quoi exactement alors ?
– De l’oncologie pédiatrique [tentative de noyade de poisson avec un terme compliqué]
– De la quoi ?
– De la cancérologie. Avec des enfants. Des enfants qui ont un cancer [attention silence gêné dans 4, 3, 2, 1…]
– …
– …
– Pfiou, je sais pas comment tu fais. Je serais incapable de Lire la suite

Au bout du couloir

Etudiante, j’ai fait pas mal de petits boulots, plus ou moins en rapport avec le milieu médical.
Celui-ci m’a particulièrement plu, même s’il m’est arrivé des histoires un peu tordues. Arff, peut-être PARCE qu’il m’est arrivé des histoires un peu tordues. Celle-ci est vraiment affreuse, en fin de compte. On pourrait dire qu’elle m’a carrément ouvert les portes de la perception, quelque part…

J’ai travaillé en prison.

En tant qu’externe, on a le droit de Lire la suite

De la poudre aux yeux (2ème partie) : héroïne d’un jour

Résumé de l’épisode précédent :

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Jeudi 29 novembre 2001, Marne-La-Vallée, Seine-et-Marne.

17H51 : A Disneyland Paris®©™, la parade lumineuse s’apprête à démarrer et Kevina, dans son uniforme de Cast member, s’emmerde ferme dans l’arrière-boutique du « Disney Magic Shopping Dreams of Princess®©™. »

17H52 : C’est décidé : en janvier, elle essaiera de passer le casting du Loft 2, avec sa grande gueule sa personnalité et ses gros seins son charisme, ils la prendront, c’est sûr. Elle s’arrachera de son job de vendeuse d’oreilles de Mickey®©™ et de sa téci pourrie de banlieue pourrie.

17H53 : En rangeant un paquet d’harmonicas « Rox et Rouky », elle trouve un sachet bizarre contenant de la poudre blanche avec « dessicant » marqué dessus.

17H54 : « Ma parole c’est grave relou ce job. » Kevina a trop le seum.

17H55 : Jessifer et Kassandrine, ses deux collègues Disney®©™, arrivent, les bras chargés de minis aspirateurs « Cendrillon ». Kevina, qui se fait définitivement chier et qui tient à travailler son sens du spectacle pour préparer le casting, ouvre le sachet et leur balance de la poudre blanche dessus en criant : « C’est de l’anthramsque, je suis une terroriste, vous allez crever, bande de bâtardes !!! MDR !! Alla ouaquebar chais pas quoi lol !! ». Les deux autres dindes copines, hilares, en remplissent les harmonicas et soufflent dedans à pleins poumons. De la poudre blanche se répand un peu partout sur l’air mélodieux d’« It’s A Small World. »

17H57 : Mlle Mangin, responsable de la boutique « Disney Magic Shopping Dreams of Princess®©™ » alertée par le bruit et les gloussements, manque de s’étouffer avec son foulard « La Petite Sirène », lorsqu’elle trouve Kevina et ses deux comparses dans la réserve, couvertes de poudre blanche.

17H58 : Elle se rappelle mot pour mot le discours du responsable de la sécurité lors de la réunion « Prévention du risque terroriste » à laquelle elle a assisté il y a 3 semaines : « Si une attaque a lieu en France, le parc Disneyland Paris®©™ sera une cible de premier ordre en raison de sa fréquentation touristique et du symbole de l’Amérique qu’il représente. Il est demandé à chaque employé de Lire la suite

Les ricochets

Aujourd’hui, j’ai dit adieu à mon stéthoscope. Il avait 13 ans, c’était mon tout premier. Il a eu une belle vie de stéthoscope.

Puis j’ai dit à mon si gentil patient que non, je n’irai pas boire un verre avec lui. Il a 42 ans, ce n’était pas le premier. Il s’en remettra.

Puis j’ai dit à ma si gentille patiente que oui, les « taches » sur son bassin étaient autant de métastases. Elle a 32 ans, ce n’étaient pas les premières. Elle ne s’en remettra pas.

Puis j’ai dit à mon extraordinaire patiente que oui, la maladie qui a tué son fils était génétique. Il avait 6 ans, c’était le premier. Il n’y aura pas de deuxième ; elle ne remettra pas ça.

Puis j’ai dit à dit à ma patiente sans espoir que oui, le test de grossesse était positif. Elle a 39 ans, c’était enfin le premier. Elle ne s’en remettait pas.

Puis ma patiente pleine d’espoir m’a dit que oui, elle allait signer pour cette nouvelle chimio. Elle a 64 ans, c’est la septième. Elle veut encore croire qu’elle s’en remettra.

En rentrant, je me suis dit que oui, j’avais le droit de me servir un verre de porto. J’ai 33 ans, ce n’est pas le premier. Et je vais m’en remettre un.

« Des gastros et des grippes. »

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La dérive des incontinents

D’autres ont déjà évoqué la difficulté de soigner les gens qu’on connaît bien, qu’on aime trop, le manque de recul pourtant nécessaire. Le risque de déni face des symptômes pourtant alarmants ou la compréhensible inclinaison à penser au pire.
A contrario, il n’est pas toujours facile de se positionner autrement que comme un soignant face à la maladie ou au handicap d’un proche. Avant que cet état de fait ne finisse par s’imposer à moi au fur et à mesure de mon parcours, on m’avait un peu forcé la main au commencement : « Tiens, toi qui étudies la médecine, tu accompagneras ton papi à sa consultation. » J’étais donc planté là, sur ma chaise, censé lubrifier le dialogue entre un grand-père un peu taiseux qui avait quand-même fini par nous signaler qu’il avait des rectorragies, et celui qui allait devenir son chirurgien digestif.
Mais en termes de lubrification, j’aurais tout de même préféré être consulté avant d’assister à son toucher rectal. Voir à vingt ans son grand-père se faire explorer le fondement par un inconnu, fût-il accoutré d’une blouse blanche, c’est un peu la fin de l’innocence. Bah quoi, j’étais en médecine ou j’étais pas en médecine ?
Une fois rentrés, je fus logiquement mis à contribution pour l’aider à se faire un lavement. Et moi de tirer la chasse sur ma candeur. Perdue pour perdue…

Mais ce serait leur faire un faux procès que de rejeter sur d’autres l’origine de cette bizarrerie relationnelle : ils n’avaient fait qu’accélérer un peu le processus. Quand on aimerait parfois Lire la suite

La mort en face

Quand j’étais en P2, flottant gaiement dans ma blouse taille 5, j’ai vu mon premier mort. Il était dans la 3ème chambre à gauche. La porte était ouverte quand j’étais passée le matin. Il s’appelait Monsieur F. Je ne sais plus de quoi il est mort, je me souviens que la veille, j’avais vu chez lui ma première dyspnée de Kussmaul. J’ai appris que c’est grave une dyspnée de Kussmaul, et qu’en médecine, les gens meurent (en fait, je l’avais déjà vu à la télévision, dans « Urgences », que les gens pouvaient mourir… mais ce n’est quand même pas pareil en vrai).

Quand j’étais en D2, flottant gaiement dans mon pantalon toujours taille 5 du SAMU, j’ai vu mon premier mort défenestré. Je revois la cour de l’immeuble en brique et la compagne de cet homme. Elle criait : « C’est de ma faute, c’est de ma faute ! » Il l’avait menacé de sauter si elle appelait la police, elle avait appelé la police, il avait sauté. J’ai compris que lors d’un décès, c’est surtout de l’entourage dont il est urgent de s’occuper. Ce que l’on n’a pas fait, car appelés sur une autre intervention, mais je me console en me disant qu’un médecin comme Armance a pu finalement Lire la suite

Les crocodiles de Central Park sont tristes le mercredi

C’était une consultation banale pour moi, mais pas pour lui.
Il ne voulait plus consulter pour ça et puis il s’est laissé convaincre, par un inconnu dans le métro ligne 9. Un inconnu qui lui a dit : « J’ai vu la dame avec le bébé qui a changé de place quand vous vous êtes assis. J’ai eu mal pour vous. Moi aussi j’ai connu ça, moi aussi j’étais couvert de psoriasis, allez la voir ! » Et il lui a écrit mon nom et celui de mon hôpital.
(notez au passage comme *subtilement* je vous case que je suis un peu une star sur la ligne 9, NKM peut bien aller se rhabiller)

On avait fini les antécédents et les comorbidités, on avait retracé l’histoire de sa maladie, je vous la fais courte : vingt ans de psoriasis sévère, vingt ans d’échec de traitements locaux et deux cures de photothérapie avec des rechutes rapides à chaque fois. Depuis dix ans, il ne faisait plus rien.
Je l’ai examiné, j’ai calculé la surface cutanée atteinte : 34 % (c’était beaucoup).
Et puis j’ai abordé la qualité de vie.

Il m’a dit que ça allait, qu’il s’était habitué. « Ahhh ben tant mieux alors, on va pouvoir ne rien faire ! » Bon, ok, je déconne, j’ai posé des questions plus précises :
« Au Boulot ?
– Ça va, je bosse dans une boîte de transport routier, avant j’étais commercial, mais j’ai dû arrêter. Parce que vous voyez, y a des jours j’étais vraiment pas présentable. Et puis voir les gens mettre les mains dans leur poche au moment de me serrer la main, ça me faisait mal dix fois par jour. Je me suis dit que je n’étais pas obligé de m’infliger ça. Mon patron c’est un mec bien, il m’a gardé quand même. Maintenant, je suis chauffeur, je suis tranquille dans mon camion, personne ne m’emmerde. Surtout depuis que je suis passé de nuit, j’ai moins de questions. Franchement ça va.
– En famille ?
– Pas de problème, la famille, c’est la famille. Ils sont habitués depuis le temps, même mes gosses hein, ils sont grands maintenant, ils m’appellent « Papa Crocodile », ça me fait Lire la suite

La morgelle dans la peau

16h30, le ventre mou d’un après-midi de consultations sur rendez-vous.
Je me prends une petite pause sur le site internet de Prescrire Twitter avant de recevoir la prochaine patiente. Elle est dans la région depuis seulement quelques semaines et cherche un nouveau médecin traitant.
L’interrogatoire et l’examen clinique me mènent à un superbe diagnostic d’eczéma, un peu de dermocorticoïdes et le tour est joué, mais bon je ne suis pas dermato.

La consultation se déroule normalement, diagnostic fait, explications sur le traitement données. J’espérais avoir tout bien expliqué quand soudain :
« Dites, docteur… Est-ce que je peux Lire la suite

Venez comme vous êtes

Lundi matin, tu n’as pas eu besoin de me dire que tu venais me voir pour une grosse déprime ce jour-là. C’était la première fois que je te voyais sans ton impeccable maquillage.

Lundi soir, comme à chaque fois que je te déshabille, je retrouve dans ton gilet et ton corsage les vestiges du petit-déjeuner et du repas du midi de ta maison de retraite.

Mercredi matin, tu m’amènes ton fils à 10h30 parce qu’il a toussé toute la nuit. Il est en pyjama, et toi aussi.

Jeudi matin, je sais que je vais avoir du retard, car tu as comme toujours huit couches de vêtements à enlever : trois pulls, une chemise, deux T-Shirts, un sous-pull et un maillot de corps (mais jamais les mêmes). Tu prétends que ton précédent médecin arrivait à écouter à travers.

Jeudi après-midi, comme depuis sept ans que je te suis, tu portes ce slip que je n’ai jamais connu blanc et qui tient désormais avec une épingle à nourrice. Il doit te porter bonheur, tu es toujours en rémission.

Samedi matin, tu te présentes voilée avec tes deux enfants pour les faire vacciner.

Lundi matin, tu portes une jolie écharpe avec des boules de fourrures. Lundi soir, je rentre chez moi avec une jolie écharpe avec des boules de fourrures. Tu en avais acheté trois : une pour toi, une pour ta fille, et une pour ton docteur.

Mardi matin, à la visite, tu vas mieux et tu aimerais Lire la suite