T2Amours (mon pays et Paris)

Sur la place de Tibourg, sous les platanes, en face de la fontaine.
Maguy de Michun, Annabelle Micheux et Marie-Micheline Michois, arborant des chevelures grises (aux discrets reflets violets) parfaitement permanentées, ont pris place sur le banc en pierre, en appui sur leurs cannes. Un peu plus loin, une femme plus jeune, une marginale, mademoiselle Leïa, est appuyée contre la rambarde protégeant les ruines de la vieille tour de guet, et semble parler avec une boîte de conserve.

Les trois vieilles dames palabrent vivement. Il faut savoir que c’est la première fois qu’elles se retrouvent depuis cette fameuse fête du village, celle pendant laquelle elles avaient consommé la traditionnelle soupe à la prune. Malheureusement, la soupe n’était pas fraîche et les trois dames avaient été hospitalisées pour une gastro-entérite aiguë.

Madame de Michun avait eu de la chance : son état n’était pas très préoccupant à son admission. Elle avait été perfusée du fait de l’intensité de ses vomissements, et avait passé deux nuits à l’hôpital Saint André de Villemoyenne.

Madame Micheux, avait également eu de la chance : son état était proche de celui de sa comparse. Cependant, ayant été nauséeuse un peu plus longtemps, elle avait passé une nuit de plus en hospitalisation.

Madame Michois, elle, n’avait pas eu de chance du tout. De nature plus fragile avec un appétit de moineau (elle prenait un thé blanc le matin, une pomme bouillie sans la peau à midi et un yaourrrhh le soir), elle était déjà partiellement dénutrie avant son hospitalisation. Les vomissements avaient fortement altéré son état général, au point de la rendre incapable de se lever. Confinée au lit, elle a fait une phlébite et une embolie pulmonaire (diagnostiquées respectivement par une échographie des membres inférieurs et un scanner injecté). Bref, Marie-Micheline avait passé 15 jours à l’hôpital.

Quant à mademoiselle Leïa, elle a de gros problèmes dans sa tête. Il faut dire que son histoire est plutôt chaotique. Leïa est en effet devenue orpheline suite au brutal décès de sa mère, qui n’avait pas supporté de découvrir que son mari, le père de Leïa, avait exécuté des enfants dans un pensionnat. Puis celui-ci s’est gravement brûlé avec de la lave en faisant du sport, pour finir asthmatique et obligé de porter en permanence un casque de moto intégral. Tout cela n’a évidemment pas aidé Leïa à se construire.
En dépit d’une judicieuse mesure de placement en famille d’accueil par les services sociaux de la République, le sort a malheureusement continué à s’acharner ! Malgré une carrière professionnelle plutôt réussie (elle fut élue sénatrice très jeune), elle a été kidnappée puis torturée par son père, a vu son foyer exploser en mille morceaux, pour être finalement retrouvée à demi-nue, en tenue cuir et latex, attachée au pied d’une limace-crocodile lubrique. De plus, Leïa est tombée amoureuse de son frère jumeau, ainsi que d’un beau gars zoophile fricotant avec un grand singe. Vous conviendrez qu’il n’est pas étonnant que Leïa soit devenue complètement cinglée.
Du coup, plus personne ne la contredit lorsqu’elle déclare être princesse, avoir volé dans l’espace en robe de mousseline, ou lorsqu’elle parle à sa boîte de conserve en s’entortillant les tresses autour de l’index, tout en tentant de la faire voler à l’aide d’une force psychique qui serait en fait due à des mini-bactéries de la circulation sanguine.
Vous l’aurez compris, Leïa est psychotique délirante.

Ce qui anime la discussion des trois vieilles dames est le prix de leur hospitalisation qui leur semble incompréhensible. Elles pensent que les factures sont établies n’importe comment, et ceci les scandalise d’autant plus que la gazette tibourgeoise, le quotidien local, affirme que l’hôpital de Villemoyenne est déficitaire.

Madame de Michun est restée deux nuits à l’hôpital, sans manger, avec une perfusion d’eau salée. Elle a vu le médecin deux fois dix minutes et une infirmière quatre fois dix minutes. Elle a également eu une prise de sang à l’entrée et une à la sortie.
Sa facture est de 645,01 €.

Madame Micheux s’étonne. Elle a passé quelques heures de plus (une nuit), vu le médecin le même nombre de fois, l’infirmière un peu plus, et a eu les mêmes prises de sang.
Pourtant sa facture est de 1575 €.

Madame Michois, qui est restée bien plus longtemps, avec beaucoup plus d’examens et de soins, trouve qu’elle ne s’en sort pas si mal : sa facture est de 2384 €.

Reconnaissons que la logique de cette tarification semble floue.
Si on divise les prix par le nombre de jours :
…..– Madame de Michun a payé 322 €/j pour une perfusion, deux ionogrammes, deux brèves visites médicales et quatre passages infirmiers.
…..– Madame Micheux a payé 525 €/j pour la même chose à part deux passages infirmiers en plus.
…..– Madame Michois a payé 159 €/j pour plein de perfusions, plein de médecins et d’infirmières, un scanner, une échographie et des prises de sang à foison.

Tout ceci mérite une explication sur le mode de financement (et donc de facturation) des hôpitaux.
Avant 2005, les hôpitaux recevaient une dotation budgétaire globale. Le montant de cette enveloppe était déterminé par plusieurs facteurs scientifiques comme : la proximité entre l’établissement et la présidence de la République (APHP 5,3 km ; APHM 778 km), la compatibilité politique entre le député-maire et le premier ministre, et accessoirement le nombre de lits.

Cette méthode, malgré son évidente efficacité (APHP, source de tout bienfait, lumière de science ; APHM, mouhahaha), a pourtant été remise en cause en 2005, pour laisser la place à une tarification tenant compte de la réalité de l’activité : la tarification à l’activité, alias la T2A.

Cependant, pour pouvoir identifier des activités de la même façon à Paris et à Marseille, et par conséquent être rémunéré de façon identique, il faut une nomenclature commune.
Chose extraordinaire, l’état n’a pas essayé de créer la sienne, mais en a pris une toute faite, par l’Organisation Mondiale de la Santé : la Classification Internationale des Maladies, version 10 ou CIM-10. Et la CIM-10 décrivant tout, la Sécurité Sociale a attribué pour chaque code de cette classification une recette.

C‘est un peu compliqué, alors passons tout de suite à la pratique.
Les trois vieilles ont eu un gastro. Dans la CIM-10, ça se cote :
…..¤ A09.0 – Gastro entérite aiguë d’origine infectieuse.

Mais la CIM-10 c’est bien plus que ça. La CIM-10 est IN-TER-NA-TIO-NALE. Elle permet donc de décrire tout ce qui peut arriver à tout le monde, partout dans l’univers.
Prenons Leïa. Imaginons que dans une galaxie très très lointaine, ses délires soient réels. La CIM-10 peut parfaitement les coter !
…..¤ Elle est orpheline : F94.8 – Trouble du fonctionnement social de l’enfance.
…..¤ Son père exécute des enfants : Y35.5 – Exécution légale, par intervention de la force publique impliquant l’usage d’armes à feu, toute exécution faite sur la demande des autorités judiciaires ou publiques (qu’elles soient permanentes ou temporaires) telle que fusillade.
…..¤ Il se brûle gravement avec de la lave : T31.9 – Brûlures couvrant 90% du corps.
…..¤ Il devient asthmatique après inhalation des vapeurs du volcan : X48111 – Intoxication accidentelle par des produits chimiques, et substances nocives, et exposition à ces produits, dans un local industriel (plate-forme de géothermie d’un volcan) + en participant à un jeu et à des activités de loisirs (escrime) [non coté].
…..¤ Il est obligé de porter en permanence un casque de moto intégral : L90.5 – Défiguration due à des cicatrices.
…..¤ Elle est kidnappée et torturée par son père : F62.0 – Modification durable de la personnalité après une expérience de catastrophe (torture).
…..¤ Elle se retrouve quasiment à poil au pied d’une limace-crocodile lubriqueF52.1 -Aversion sexuelle et manque de plaisir sexuel + W58.24 – Morsure ou coup donné par un crocodile ou un alligator, dans une école ou un lieu public, en se reposant, en dormant, en mangeant ou en participant à d’autres activités essentielles.
…..¤ Elle tombe amoureuse de son frère jumeau puis d’un beau gars zoophile, et encore si ça s’trouve on sait pas tout : F65.6 – Troubles multiples de la préférence sexuelle.
…..¤ Elle vole dans l’espace en robe de mousseline : V954.2 – Accident de vaisseau spatial blessant un occupant, en exerçant un travail à des fins lucratives.
…..¤ Elle manipule la force pour faire voler un objet : X39.9 – Exposition à des forces de la nature, dans un lieu.
…..¤ Leïa est psychotique délirante : F200 – Schizophrénie paranoïde.

Revenons à nos trois craquantes.
Vous me ferez remarquer que ceci ne répond pas du tout à la question, qui est de comprendre le pourquoi de tels écarts de prix. Et bien, le code A09.0 est rémunéré :
…..645,01 € pour tout adulte de plus de 17 ans pour tout séjour de moins de 72 heures.
…..1575,27 € pour tout séjour de plus de 72 heures.
Cette somme est forfaitaire : elle est censée couvrir toutes les dépenses possibles engagées par l’hôpital, pour la prise en charge de cette pathologie. Que la patiente ait eu ou non une perfusion, qu’elle ait eu ou non des examens de radiologie, des examens biologiques, qu’elle ait mangé ou pas, le tarif est le même.

Madame de Michun étant restée moins de 72h, son séjour a été facturé 645€. Madame Micheux étant restée plus de 72h son séjour a été facturé 1575 €.

Et madame Michois ? Pourquoi lui facture-t-on 2681 € ?
Parce que la T2A peut être modulée. S’il existe plusieurs problèmes de santé, on code le diagnostic principal A09.0, et des diagnostics associés. Chez elle il y a :
…..¤ E44.0 – Malnutrition protéino-énergétique modérée qui vaut 2681 €.
…..¤ I80.8 – Phlébite et thrombophlébite qui vaut 1495 €.
La facture totale, n’est ni la somme des trois, ni la moyenne, ni la médiane, mais le résultat d’un calcul complexe qui pondère le diagnostic principal par les diagnostics associés.

Dans ce calcul, tout repose sur le choix du diagnostic principal. Et ce choix est capital.
Pour que ce soit plus parlant, voici le résultat du codage d’un accident vasculaire cérébral (AVC) ischémique banal avec une hémiplégie :
…..¤ I63.0 – Infarctus cérébral dû a une thrombose des artères pré-cérébrales → 3141,07€.
…..¤ G810.0 – Hémiplégie flasque récente de plus de 24 heures → 3079,10€.
Si le code retenu est « AVC seul », l’hôpital récupère 3141,07€.
Si le code principal est « AVC » et le diagnostic associé « hémiplégie », l’hôpital récupère 6880 €.
Mais si le diagnostic principal est « hémiplégie » et le diagnostic associé « AVC », l’hôpital ne récupère que 5147 € !
Dans la logique T2A, selon que vous ayez un
AVC avec une hémiplégie ou une hémiplégie suite à un AVC,
la différence est de 1700€.

Bon, normalement, si vous avez suivi jusque-là, vous devez avoir compris que :
…..Dans un hôpital tout se code.
…..Que le code est la seule source de pognon.
…..Que la valeur du code est déconnectée du nombre réel de jours d’hospitalisation et d’examens réalisés.
…..Que le montant total de la facture résulte d’un calcul complexe sur plusieurs codes.
…..Que l’ordre de codage est essentiel.
…..Que ça n’a strictement rien à voir avec le code des éclaireurs.

Et donc pour faire tout ça correctement, les hôpitaux embauchent des médecins spécialisés, qui ont pour principal but d’optimiser ce codage. Inutile de dire que nos collègues sont dans une situation inconfortable, entre des cliniciens que le codage barbe, et une direction qui est obsédée par cette source essentielle de revenus.

Et si vous avez bien lu le début de cette histoire, vous avez remarqué que l’hôpital de Villemoyenne est déficitaire.
Pour cela voyons comment fonctionne le service d’hépato-gastro-entérologie de 20 lits du professeur Jean-René Hunnecouche. Comme vous, ce service a un budget.

Dans la case des revenus, on peut mettre le nombre de séjours (hospitalisations), multiplié par les recettes de chaque séjour. Ce service voit passer environ 1000 patients chaque année. Chaque séjour rapportant environ 2700 €, le bénéfice du service est de 2 700 000 €. « Une belle somme ! » me direz-vous.
Si le service était un hôtel, cela reviendrait à ce que chaque chambre soit louée en moyenne 7,3 jours (durée moyenne de séjour), et à 2700€ les 7,3 jours ça fait quand même 370 € par jour. A ce tarif-là, on n’est pas chez Ibis.

Oui, mais il y a les frais. Et des frais, dans un hôpital, il y en a beaucoup !
Petite liste :
…..Les médecins, ces nantis, ils sont trois et ont deux internes : 300 000 € (ça peut donner le tournis, mais c’est du brut, ne fantasmez pas).
…..Les infirmières (7), aides-soignantes (7), secrétaires (1,5) : 700 000 € (toujours en brut).
Oui, bon, un million d’euros de personnel, c’est vrai que ça plombe un peu le budget, mais il reste encore plus d’un million !
Certes, mais il faut ajouter :
…..Les médicaments (ben oui, on paye comme tout le monde), le matériel médical, et l’entretien du matériel en question : 400 000 €.
…..Et puis les coûts induits par la présence des patients : alimentation, blanchisserie, hygiène, transports, essence, couches : 120 000 €.
…..Sans oublier que pour bosser il faut des gommes, des stylos, des PC, etc. : 30 000 €.
…..Et dans un hôpital, on fait des examens. La T2A ne prévoyant pas directement de payer ces examens, ou pour être exact, le prix de ces examens étant inclus dans les 2700 € facturés par séjour, il faut déduire la biologie, la radiologie, etc. 550 000 €.
…..Et un hôpital, c’est un bâtiment, qu’il faut entretenir, chauffer, ventiler, etc. 250 000 €.
…..Et plein de personnel administratif, de personnel technique (du jardinier au cuisinier du self, en passant par les techniciens de surface, les électriciens, les charpentiers, etc.) : 500 000 €.

Faisons le total : revenus (2 700 000) – dépenses (2 850 000) = -150 000 €.

Mouais. Les trois vieilles ne sont pas convaincues, peut être que vous non plus. Je pourrais rajouter des kilomètres de paragraphes pour vous expliquer que ces dépenses sont incompressibles, mais ce n’est pas l’objet de ce billet. L’essentiel est plutôt de faire sauter quelques préjugés :
….. Les hôpitaux ne gardent pas les patients pour avoir plus d’argent (inutile).
…..Ils ne multiplient pas les actes et examens pour gagner plus (inutile).
…..Ils ne maîtrisent pas leurs tarifs (état).
…..Ils ne maîtrisent pas une partie importante de leurs frais (fonction publique pour le personnel, appels d’offres pour les matériels, traitements et travaux).
…..Ils ne maîtrisent pas le nombre des entrées (on ne va pas chercher les gens, pas plus qu’on ne les oblige à venir).
…..Et lorsque l’état vote des diminutions des tarifs de T2A, il met volontairement les hôpitaux en déficit, ce qui est absurde puisque, les soins étant assurés de toute façon, il les renflouera pour continuer à les faire fonctionner.

En songeant à tout ça, Leïa s’est retournée vers sa boîte de conserve. Elle la fixe à mi-hauteur et chuchote : « Au secours Obi-Wan Kenobi, vous êtes mon seul espoir. »
Pas de doute, elle est totalement cintrée.

11 réflexions sur “T2Amours (mon pays et Paris)

  1. Ouais ben les classifications internationales ça fait moderne et tout, mais je suis sûr que c’est un complot pour mettre nos énarques au chômage. Et est-ce qu’on peut y accéder avec le Minitel du poste de soins ?

    Pauvre France…

  2. La seule chose qui manque : 95% des médecins hospitaliers n’ont rien compris à la T2A et continuent à penser qu’il s’agit d’une tarification à l’acte (terme qu’on entend largement dans les services et dans les médias), et pensent donc que pour gagner des sous, il fat multiplier les actes…
    Et les directions ne comprennent pas qu’en optimisant les hospitalisations, on gagne des sous, puisque les hospitalisations durent moins longtemps. Un exemple : le bon de radio. En 2014, dans la plupart des hopitaux, si on veut une radio, on remplit à la main un bon de radio, on le pose dans la bannette, un monsieur passe deux fois par jour vider la bannette et descendre les bons en radios, il les pose devant les secrétaires, qui en perdent 1/4, au bout de 2 jours, on n’a pas de réponse de la radio, on appelle (l’interne appelle), apprend que non, il n’y a pas de bon, en refait un, re la bannette, re la secrétaire, et au bout de 4 jours, on sait que la radio est 2 jours plus tard. Dans l’intervalle le bon numéro 1 est retrouvé, et sans que personne ne réagisse, la patiente aura 2 radio.

    Faire des bons de radio informatisé ? Mais vous n’y pensez pas…

    • Merci pour ce commentaire.
      Un petit bémol, je pense que les directions ont bien compris qu’il était généralement dans leur intérêt de raccourcir les DMS, ainsi que la plupart des chefs de service ;)

  3. Je découvre le billet sur le tard via celui de qffwffq et j’adore. Merci, j’avais une bonne idée du fonctionnement (et j’avais découvert le code des crocodiles qui est, si je me souviens bien, différent de celui des alligators), mais je pensais que les choses s’additionnaient d’une certaine façon : du coup, quand je cotais les séjours en pédiatrie, je mettais un peu n’importe quoi pour l’ordre…
    Bon.
    Et une question que je me posais… Tous les services sont comme ça ? Genre la réa aussi ? La médecine interne où on cherche des trucs qu’on ne trouve pas toujours à coup de gros moyens (électrophorèse pour tous, TDM pour la plupart) ?

    En tout cas, c’est toujours aussi bien écrit et aussi drôle ^^

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