De la poudre aux yeux

On était en novembre 2001, souvenez-vous, l’Occident se réveillait groggy du 11 septembre et vivait désormais la peur au ventre. Les gens regardaient les informations, ils avaient peur. Ils prenaient le métro, ils avaient peur. Ils prenaient l’avion, ils avaient peur. Ils regardaient Loft Story, ils avaient peur (mais là, on comprend pourquoi). Tout le temps et de tout, ils avaient peur.

Moi et ma faculté légendaire à être au bon endroit au mauvais moment, on débutait un semestre d’internat dans un service réputé de Maladies Infectieuses et Tropicales à Paris.
C’était une moyennement chouette idée parce que la peur du moment, c’était la guerre bactériologique. Et justement ce service, mon service, ainsi que son jumeau de l’autre côté de la Seine, avaient été désignés pour être référents en cas d’épidémie de peste bubonique ou autre joyeuseté terroriste. Du coup, quand je suis arrivée en stage on m’a demandé dans cet ordre là : « Comment tu t’appelles ? » « T’es en quel semestre ? » et « T’es vaccinée contre la variole ? ». Tout de suite ça m’a super rassurée !

D’autant que depuis quelques semaines, on avait vu apparaitre aux Etats-Unis des cas d’infection à anthrax, une infection bactérienne oubliée (c’est aussi un groupe de hard métalleux des années 80, je les croyais oubliés eux aussi -Dieu merci- jusqu’à ce que Totomathon m’affirme qu’il allait toujours les voir en concert). Des gens avaient été contaminés après avoir reçu des enveloppes suspectes remplies d’une poudre blanche. Il y avait même eu des morts.

Et la France, dont la propension à suivre l’Amérique dans ses pires travers ne se dément jamais, n’avait pas tardé à avoir elle aussi ses petites enveloppes anonymes remplies de poudre blanche : les étrennes de la peur.
Les premières étaient arrivées juste au début de mon semestre, et ce n’était que le début… Parce qu’une bonne blague comme ça, aussi facile et aussi efficace, il eut été dommage de s’en priver. Si t’aimais pas quelqu’un, hop tu lui envoyais une enveloppe remplie de farine et t’écrivais un truc genre « Tu vas mourir, je vais te tuer avec mon arme bactériologique ! » Et si tu l’écrivais en arabe en imitant la signature de Ben Laden, c’était encore plus marrant.

Ça amusait généralement un peu moins les gens qui recevaient ces enveloppes. Alors ils appelaient leur maman, la police, les pompiers, le 15 et d’une manière ou d’une autre, ils finissaient par atterrir dans le service de votre servitrice (ou dans l’autre).

Les premiers jours, on a pris ça très au sérieux et on a complètement improvisé avec tout plein de bonne volonté et de bonne humeur aussi. Il faut dire que c’était drôle de se déguiser comme dans Alerte, ça en mettait un peu plus plein la vue que la banale blouse blanche à badge rouge dont j’étais déjà en passe de me lasser. Et puis surtout, on voyait un peu défiler le top 100 des personnalités les plus détestées des français : journalistes à moumoutes, politiques à idées nauséabondes, avocats à causes discutables, philosophes aux coiffures aussi déstructurées que leurs idées… Ça détonnait carrément avec nos malades habituels ! Parce que dans un service de maladies infectieuses, les patients sont un peu les représentants de toutes les minorités : SDF, sans papiers, toxicomanes, prostitué(e)s, transsexuels, voyageurs à dread locks… Et ainsi, sous nos yeux, chaque jour, la fracture sociale n’en finissait plus de se fracturer jusqu’à devenir une faille béante dans les couloirs de cet étage.

Et je crois que nous, médecins de ce service, tout habitués qu’on était à brasser la misère humaine à longueur de temps, on prenait un petit plaisir à n’accorder aucun passe-droit à tous ces gens en vue, à distribuer les tickets de passage par ordre d’arrivée, à se désoler avec eux que l’Hôpital Américain de Paris (à Neuilly) ne soit pas de permanence de guerre bactériologique et à les renvoyer faire la queue comme tout le monde.

D’autant que le protocole finalement mis au point après quelques jours de pédalage in the semoule avait son petit potentiel comique :
1- interogatoire sommaire et prise des constantes par l’infirmière,
2- déshabillage total et mise en quarantaine des vêtements dans un sac poubelle non monogrammé , étiqueté et daté,
3- interrogatoire et examen clinique par le médecin,
4- écouvillon nasal pour recherche de Bacillus anthracis,
5- si disponible envoie de la poudre blanche en bactério,
6- douche antiseptique,
7- rhabillage dans un superbe pyjama en papier vert (REP A SA Grey’s Anatomy),
8- prescription de Ciflox® et remise des consignes de surveillance,
9- retour à domicile,
10- rappel du patient quelques jours plus tard après réception des résultats bactério (négatifs) pour lui dire d’arrêter les antibios, de venir récupérer ses affaires et que les forces du bien avaient triomphé puisqu’il était sauvé.

Vous noterez aussi qu’avant la campagne « Les antibiotiques, c’est pas automatique », nous, on avait mis au point le concept inverse : « Tu viens, tu racontes n’importe quoi qui a de près ou de loin un vague rapport avec de la poudre blanche et tu repars avec une ordonnance de Ciflox®, c’est automatique. »
L’avantage des protocoles, c’est que tu ne t’épuises pas à réfléchir. L’inconvénient, c’est quand même que tu te lasses très vite de faire de la médecine comme ça. Mais ce désagrément était bien contrebalancé par le privilège énorme qui fut le mien pendant quelques semaines, celui d’enfermer des manteaux de fourrure et des chaussures Armani® dans des sacs poubelles APHP, de récurer les narines de l’Intelligentsia parisienne et surtout de rhabiller tout le monde en pyjama vert, rétablissant pour quelques minutes éphémères une sorte d’égalité sociale tellement jouissive à contempler.

Le 1er jour, on en avait reçu une dizaine,
Le 2ème, une cinquantaine,
Le 3ème, 125. Là, il avait vraiment fallu aller au charbon : on avait fermé une aile du service, aménagé une unité de prise en charge des exposés à l’anthrax et dédié 3 lits en haute sécurité bactériologique à la prise en charge de malades potentiels (c’est à dire qu’on avait fait sortir ou transféré des gens vraiment malades pour accueillir des gens pas malades, là on a commencé à moyen en rire),
Le 4ème jour, on avait vu 160 personnes et on avait fini à 23h,
Le 5ème jour, on en a vu presque le double et on a finit à 2h du matin (internes, CCA, PH, PU, main dans la main dans la merdasse),
Le 6ème jour, c’était pire : on a frôlé les 400 personnes. Faut dire que l’affaire des lettres à la poudre blanche avait fait la Une des journaux et soudainement, c’était devenu n’importe quoi. Non seulement les blagues s’étaient multipliées, et alors là, fini les people : on voyait désormais débarquer des DRH mal aimés, des inspecteurs des impôts trop curieux, des profs de maths impopulaires et des belles mères relou… Mais surtout, maintenant les gens psychotaient tout seuls : ils balayaient leur garage, nettoyaient leur four ou rangeaient leurs placards de cuisine, apercevaient de la poudre blanche et se disaient « Hannn, mais si ça se trouve je suis victime d’une attaque bactériologique » et ils terminaient avec un écouvillon dans le nez, une ordonnance de Ciflox® et un pyjama vert.

Notre plus grand pourvoyeur de patient, notre plaie d’Egypte à nous était devenu le sachet de dessicant. Ce petit sachet sans intérêt que chacun trouvait dans sa boîte de chaussures neuves ou dans l’emballage de sa nouvelle cafetière électrique. Ce truc qu’on jetait depuis 20 ans à la poubelle avec le reste de coquillettes sans un regard était subitement devenu l’objet de tous les fantasmes terroristes des Français, qui invariablement échouaient dans le service en racontant la même histoire : « J’ai ouvert mon paquet du Téléshopping, et là à coté de mon panty minceur 2000, j’ai remarqué ce petit sachet de poudre blanche, ça m’a paru bizarre et là j’ai repensé à ce qu’ils avaient dit hier au journal et ça a fait tilt et là… blablabla » avec la fin, toujours la même : écouvillon, Ciflox® et pyjama vert.

On commençait à en avoir sacrément ras le bol. Même les plus drôles ne nous faisaient plus rire : la dame qui était venue parce qu’elle avait trouvé « de la poudre blanche dans son paquet de lessive », la mère de famille qui trouvait que la levure pour son gâteau « avait une couleur bizarre » (blanche, quoi !), ou le toxico parano qui avait « trouvé de la poudre blanche dans son sachet d’héroïne »…
Les gens voyaient du blanc partout, et nous, on en venait à avoir la trouille qu’il se mette à neiger.

Vers le 12ème jour, on était au bord de l’épuisement on avait envie de faire des choses très vulgaires avec des écouvillons et de faire bouffer des sachets de dessicant à l’humanité toute entière… D’autant qu’avec le recul, on en était exactement à zéro cas avéré d’anthrax.

Et heureusement, juste au moment où on se disait que c’était plus possible et qu’on n’allait pas pouvoir continuer comme ça, il fut décidé en haut lieu que tous les Services d’Accueil des Urgences étaient en fait capables d’appliquer ce protocole à la con. On n’a plus eu qu’à gérer les cas qui arrivaient dans notre hôpital, en passant le relais aux urgences à 18h30 et on a juste gardé nos trois lits de soins intensifs haute sécurité bactériologique ouverts au cas où il y aurait un vrai cas.

On a pu rentrer chez nous et ma vie d’interne à repris son cours normal, jusqu’à ce samedi après-midi où le premier cas avéré d’anthrax français est venu se crasher sur mes ballerines !

(à suivre…)

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« De la poudre aux yeux (2ème partie) : héroïne d’un jour »

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7 réflexions sur “De la poudre aux yeux

  1. Pingback: Anthrax et maladie du charbon | thoracotomie

  2. Je pensais que le vol des fiches et le malaise de l’avion, c’était le summum des aventures médicales (non télévisuelles), mais visiblement il peut tout t’arriver ! :D
    J’ai bien hâte de connaître la suite :)

  3. ca m’étonne pas que la résistance aux quinolones ait flambée. Question syntaxe, c’est fait exprès le 3ème jour: »il a fallu aller au « charbon »…

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