De la poudre aux yeux (2ème partie) : héroïne d’un jour

Résumé de l’épisode précédent :

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Jeudi 29 novembre 2001, Marne-La-Vallée, Seine-et-Marne.

17H51 : A Disneyland Paris®©™, la parade lumineuse s’apprête à démarrer et Kevina, dans son uniforme de Cast member, s’emmerde ferme dans l’arrière-boutique du « Disney Magic Shopping Dreams of Princess®©™. »

17H52 : C’est décidé : en janvier, elle essaiera de passer le casting du Loft 2, avec sa grande gueule sa personnalité et ses gros seins son charisme, ils la prendront, c’est sûr. Elle s’arrachera de son job de vendeuse d’oreilles de Mickey®©™ et de sa téci pourrie de banlieue pourrie.

17H53 : En rangeant un paquet d’harmonicas « Rox et Rouky », elle trouve un sachet bizarre contenant de la poudre blanche avec « dessicant » marqué dessus.

17H54 : « Ma parole c’est grave relou ce job. » Kevina a trop le seum.

17H55 : Jessifer et Kassandrine, ses deux collègues Disney®©™, arrivent, les bras chargés de minis aspirateurs « Cendrillon ». Kevina, qui se fait définitivement chier et qui tient à travailler son sens du spectacle pour préparer le casting, ouvre le sachet et leur balance de la poudre blanche dessus en criant : « C’est de l’anthramsque, je suis une terroriste, vous allez crever, bande de bâtardes !!! MDR !! Alla ouaquebar chais pas quoi lol !! ». Les deux autres dindes copines, hilares, en remplissent les harmonicas et soufflent dedans à pleins poumons. De la poudre blanche se répand un peu partout sur l’air mélodieux d’« It’s A Small World. »

17H57 : Mlle Mangin, responsable de la boutique « Disney Magic Shopping Dreams of Princess®©™ » alertée par le bruit et les gloussements, manque de s’étouffer avec son foulard « La Petite Sirène », lorsqu’elle trouve Kevina et ses deux comparses dans la réserve, couvertes de poudre blanche.

17H58 : Elle se rappelle mot pour mot le discours du responsable de la sécurité lors de la réunion « Prévention du risque terroriste » à laquelle elle a assisté il y a 3 semaines : « Si une attaque a lieu en France, le parc Disneyland Paris®©™ sera une cible de premier ordre en raison de sa fréquentation touristique et du symbole de l’Amérique qu’il représente. Il est demandé à chaque employé de redoubler de vigilance en cette période de crise et de signaler tout objet abandonné et tout comportement suspect aux services de sécurité. »

17H59 : Ni une ni deux, Mlle Mangin prévient la sécurité du parc : elle vient d’enfermer trois de ses employées dans la réserve de la boutique avec des harmonicas Rox et Rouky contaminés à l’anthrax.

18H07 : Les pompiers habillent Kevina, Jessifer et Kassandrine de combinaisons de papier blanc et les conduisent sirènes hurlantes aux Urgences de l’hôpital le plus proche. Kevina en profite pour faire quelques selfies duckface avec les pompiers, plutôt coopérants.

18H16 : L’Infirmière d’Accueil et d’Orientation (IAO) du Service d’Accueil des Urgences déchiffre avec stupeur et effroi ces mots sur la fiche jaune d’intervention des pompiers : « 3 fille s’amuse avec des armonicas a l’hantrasque. »

18H17 : La malheureuse infirmière est bien perplexe : c’est la première fois qu’elle a affaire à un cas d’exposition à l’anthrax. Et ça seulement 8 minutes avant la relève, misère ! Elle ne sait même pas quel niveau d’urgence attribuer et décide dans le doute d’en référer immédiatement au senior de garde ce jour-là.

18H21 : Le senior de garde est bien embêté. C’est la première fois qu’il a affaire à un cas d’exposition à l’anthrax. Il décide d’en référer à la cadre de soins.

18H23 : Maintenant, tout le monde est bien embêté. Il leur semble bien avoir reçu une circulaire sur la conduite à tenir en cas d’exposition supposée à l’anthrax. Y avait une histoire de douche et de pyjama vert, mais impossible de remettre la main dessus.

18H26 : Tout le monde convient qu’il n’est pas complètement impossible que le verso de cette circulaire ait servi à noter des résultats téléphoniques de troponine, avant d’être consciencieusement rangée dans la poubelle avec le menu du self et le compte-rendu de la dernière commission locale d’établissement.

18H27 : Kevina, Jessifer et Kassandrine passent la tête en dehors du box de l’IAO, bavent et révulsent leurs yeux en disant « On a l’anthrax, on a l’anthrax PTDR !!! » sous les yeux mi-outrés, mi-horrifiés, mi-paniqués et re-mi-outrés derrière, des patients de la salle d’attente des Urgences.

18H28 : Sous la pression de la panique ambiante, il est brutalement décidé de réinventer le protocole anthrax. L’équipe fait sortir Kevina et ses copines sur le parking de l’hôpital pour éviter tout risque de contagion.

18H34 : Elles sont déshabillées et douchées en plein air avec un tuyau d’arrosage entre deux ambulances, séchées avec un drap et rhabillées d’un pyjama vert.

18H46 : Ainsi décontaminées dans les règles de l’Art, elles repartent chez elles en transport en commun après qu’on leur a précipitamment bredouillé des consignes de surveillance qui tiennent en ces quelques mots : « Reconsultez si vous avez de la fièvre ou des trucs bizarres. » Point d’écouvillon bactério, point de Ciflox®.

Fin de l’acte I

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Samedi 1er décembre 2001, Service de Maladies Infectieuses et Tropicales d’un grrrand CHU parisien, Île-de-France.

15H22 : L’astreinte du samedi après-midi s’annonce bien. Mon co-interne est parti tôt et le senior d’astreinte est chez lui. Je suis seul maître à bord. Le téléphone de l’astreinte ne sonne pas, la salle est plutôt calme, j’attends un entrant des urgences, une suspicion de paludisme. Si tout va bien je projette déjà de filer vers 18H28 (soit 2 minutes avant l’heure légale, rebelle que je suis)

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Cité des Coquelicots, Villefranche-sous-Bois, Val de Seine-Saint-Yvelines (banlieue parisienne).

15H22 : Depuis ce matin, Kevina ne se sent pas très bien, elle a le nez qui coule, un peu mal dans la gorge quand elle avale et un peu mal à la tête. Elle vient de prendre sa température, elle à 38,2°C. C’est sûr, elle est balade sa bère la pute.

15H24 : Les débats vont bon train : son frère pense que ça va passer, elle a dû prendre froid l’autre soir quand elle est rentrée en tramway les cheveux mouillés avec juste un pyjama en papier ; son cousin trouve qu’elle ferait mieux d’aller consulter avant que ça lui tombe sur les bronches.

15H28 : Kevina est sure qu’elle doit aller consulter, ils lui ont bien dit à l’hôpital l’autre fois : « Revenez si vous avez de la fièvre. » Mais elle ne retournera pas là-bas, c’était trop abusé leur douche à oilpé sur le parking.

15H45 : Pendant ce temps, je discute chaussures avec les infirmières dans le poste de soins dicte mes comptes-rendus en retard.

15H51 : Kevina fait irruption dans la salle d’attente du premier médecin ouvert qu’elle a trouvé.

16H02 : Non sans une bonne dose de théâtralité, elle explique à peu près ceci au médecin abasourdi : tsé elle a respiré de l’anthramsque, elle est allée aux urgences, ils ne l’ont pas laissée rentrer dans l’hôpital tellement c’était dangereux truc de ouf, ils lui ont donné une douche, elle est rentrée chez elle et devait consulter en cas de fièvre. Elle a de la fièvre, elle est venue consulter tavu.

16H03 : Arrêtant là son interrogatoire et son examen clinique (qui n’a d’ailleurs jamais commencé), l’affaire est désormais entendue pour le médecin : Kévina, assise devant lui dans son cabinet, est atteinte d’anthrax.

16H04 : Le médecin appelle la police
police
… qui lui dit d’appeler la DRASS.

16H05 : Je décroche mon téléphone pour savoir ce que foutent ces branlos les brancardiers avec mon entrant : c’est pas tout ça mais dans deux heures, je me casse moi. Je reprends un thé avec les aides soignantes en salle de détente mes comptes-rendus en attendant.

16H06 : Le médecin appelle la DRASS
DRASS
… qui est fermée (on est samedi vous suivez ou bien ?)

16H18 : Le médecin appelle la préfecture.
prefecture

16H26 : La préfecture appelle le ministère.

Fin de l’acte II

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16H47 : Débrieffant avec la cadre de santé les derniers potins du service Réfléchissant à la meilleure tournure de phrase pour conclure ce compte-rendu, je suis interrompue par la sonnerie du téléphone : « Bonjour vous êtes le médecin d’astreinte référent anthrax ?
Euuhhh oui, je… oui… Oui !
– Ne quittez pas je vous passe le cabinet du Ministre de la Santé.
Euuuhhh, oui, OK, oui, d’accord, je… »
ministere
(OK. Bernard Kouchner. BERNARD KOUCHNER veut carrément me parler, à moi ! Qu’est-ce que je dois dire ? « Bonjour Monsieur Kouchner ? Bonjour Monsieur le Ministre ? Salut, big boss ? Hi, Bernie, comment va Christine ? » Bon, ça traîne, ils en mettent du t…
« Docteur, ici le chargé d’affaire du Ministre de la Santé… » (déception, c’est pas Bernie !) J’inspire, j’expire… lentement… et tandis que je fais des exercices de respiration abdominale, on m’explique au téléphone qu’un cas avéré d’anthrax va m’être amené par le SMUR.

16H52 : J’appelle mon chef pour lui en faire part. Je le sens grimacer à l’autre bout du fil.

16H53 : Ouverture de l’Unité de Haute Sécurité Bactériologique, mise en route du flux laminaire, sortie du chariot d’urgence, coup de fil au bactériologiste de garde, vérification des stocks de Ciflox®, enfilage de la tenue de cosmonaute. Je n’ai même plus le cœur à la trouver moche.

16H56 : Coup de fil du médecin régulateur du SAMU à qui je confirme que tout est OK et qui mi-amusé, mi-exaspéré, mi-compatissant et re-mi-amusé derrière me lance un : « Stresse pas trop quand même, j’ai fait le point avec l’équipe sur place, elle est stable, enfin tu vas voir… »

17H04 : Coup d’œil anxieux vers le parking de l’hôpital, arrivée de deux équipes de télévision (oui, avant le SMUR, ne me demandez pas comment…)

17H06 : Caméras sur l’épaule, micro tendus et masques sur le nez, les journalistes sont prêts pour mettre la guerre bactériologique en ouverture du 20H ce soir.

17H07 : Arrivée de vingt motards de la police nationale, toutes sirènes hurlantes.

17H08 : Arrivée du SMUR, toute l’équipe en combinaison blanche entourant Kevina debout, en combinaison elle aussi, qui pète la forme, alternant V de la victoire, selfies avec les SMURistes (peu coopérants) et grands signes en direction des caméras. « De. La. Balle. Pour le Loft, c’est dans la poche ! »

17H11 : Mise en condition de Kevina par deux infirmières du service, constantes, écouvillon nasal, douche …
Je prends les transmissions du médecin du SMUR qui me dit « TA : 127/72, Pouls : 78/min, Sat en air ambiant : 99%, Température : 37,9°C. On t’a fait un ECG ben qu’est normal quoi, on t’as mis deux voies et euhh voilà, à part le nez bouché, elle a rien… On a laissé les pompiers là-bas avec le médecin qui faisait une attaque de panique, mais la gosse elle va bien, elle nous a pété les tympans pendant tout le transport. On n’a pas réussi à joindre la mère, faudra que tu réessayes. » Et juste avant de repartir « Je… Je me demande si on s’est pas fait complètement baiser avec cette histoire, si ça t’embête pas quand t’auras la bactério tout ça en début de semaine, appelle la régul et laisse un message pour moi, pour me dire, parce que putain si on a fait toute cette merde pour un rhume… »

17H20 : Début de l’examen clinique d’une Kevina surexcitée. Elle se prend en selfie avec moi en cosmonaute. Je l’aime déjà.

17H46 : Conclusion : « Rhinopharyngite aiguë, étiologie virale vraisemblable. Contexte d’exposition à une poudre blanche (dessicant probable). De principe : isolement, prélèvements bactério et prophylaxie de l’anthrax. »
Bordel de merde. Je viens d’hospitaliser un rhume en soins intensifs à haute sécurité bactériologique.

17H48 : J’appelle mon chef pour partager mon sentiment à propos de ce dossier.

17H52 : Mon chef me dit : « Mais nan t’es pas une grosse merde, non mais arrête… Qu’est-ce que tu voulais faire ? Arrête de t’énerver… On va la garder 48 heures et on la fera sortir lundi après les résultats de la bactério. Et nan, t’es pas une grosse merde.» Je décide qu’il s’agit là d’un compliment.

18H04 : Les prescriptions de Kevina sont terminées.

18H10 : Je me désincarcère de la combinaison de cosmonaute.

18H16 : Le palu des urgences, qui a été déposé dans un lit du service depuis plus de trois quarts d’heure, attend que je m’occupe de lui, il a 40°C et vomit. La dame à qui j’ai fait la ponction lombaire ce matin a 40°C et vomit. Kevina à 37, 3°C après paracétamol et a « grave la dalle ! »

19H47 : Tout semble sous contrôle dans le service. Je repasse voir Kevina qui apprend à se nettoyer le nez au sérum physiologique, demande la télé (« Azy, j’ai déjà loupé le Bigdil ») et cherche un chargeur de portable (« La putain de sa race ! »)

19H48 : Le téléphone sonne, une journaliste en bas me demande si elle peut m’interviewer.

19H49 : J’ai envie de rire : « Oui, alors la patiente a un rhume, mais son état est stable, nous la gardons pour surveillance. »

19H50 : Non en fait j’ai envie de pleurer. Je ne n’ai aucune idée de ce que j’ai le droit de dire à des journalistes, rien je pense. Surtout, j’ai totalement conscience qu’au point où on en est du délire bactériologique, le moindre haussement de sourcil de ma part pourra être interprété comme un aveu de faiblesse à Al-Qaïda.

19H51 : Je décide courageusement de me casser du service par le souterrain.

19H52 : Je passe un coup de fil au sénior de garde des urgences et au réa de garde pour leur dire que en gros « Y a quelqu’un dans les lits anthrax et que c’est long à expliquer mais ça va ils ne devraient pas être appelés. »

19H54 : Allez je me casse.

19H55 : Le téléphone sonne, on va me passer le directeur de Disneyland Paris®©™
Disney
Notez que je suis un peu LA personne à qui tout le monde veut parler au téléphone ce jour-là.
« J’ai appris que vous aviez hospitalisé pour anthrax une de nos employée victime d’une attaque terroriste bactériologique dans l’enceinte du parc.
– Oui, enfin, je… euhhh… vous savez que je ne peux rien vous dire Monsieur.
– Je sais. Au vu de ces éléments pour le moins inquiétants je viens de prendre la décision de faire évacuer l’ensemble du site Disneyland Paris.
– Ohhh mais, je… OK d’accord.
– Je ne vous cache pas que les employés du parc sont en état de choc ; une attaque terroriste de ce type qui touche l’un d’entre eux, c’est terrible, terrible.
– …
– Je tenais à vous dire qu’afin de rassurer tout le monde et de faire retomber la pression, j’ai conseillé à tout le personnel de se rendre dans votre service pour un examen médical. »

20H02 : Là, j’en suis sure j’ai envie de pleurer.

20H05 : Monsieur Boutonnologue, assis à la table du restaurant dans lequel il avait rendez-vous avec moi « pour 19H30, promis, juré ! », regarde sa montre, soupire et commande un autre demi.

20H05 : Nouveau coup de fil à mon chef pour lui annoncer l’arrivée imminente de Mickey, Dingo, Onc’ Picsou, Tic et Tac.

20H06 : « NON MAIS FAUT ARRÊTER LE DÉLIRE, LÀ ! ON NE RECEVRA PERSONNE QUI N’A PAS ÉTÉ CONTAMINÉ, MERDE !! ET LE RESTE, CA PEUT ÊTRE GÉRÉ PAR N’IMPORTE QUEL SERVICE D’URGENCE ! BON, BOUGE PAS, J’ARRIVE ! »

21H00 : Une fois la Mickey Parade proprement repoussée, la salle d’attente se remplit quand même de quelques visiteurs du parc ayant eu vent de l’histoire.

21H16 : M. Boutonnologue décide de se commander une deuxième assiette de tapas.

22H08 : Dernier patient vu, rassuré, renvoyé, non traité (on n’a plus de Ciflox®, de toute façon), je peux enfin m’échapper et rentrer chez moi.

22H42 : Mais bordel où est mon mari ?

16 réflexions sur “De la poudre aux yeux (2ème partie) : héroïne d’un jour

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  4. Fantastique, même :D Note que c’est probablement l’un des rhumes les plus surveillés de l’histoire de la médecine.
    « Boutonnologue : au bon endroit, au bon moment. »

  5. D’accord, mais Kevina a-t-elle réussi le casting du Loft?
    (je suis un peu jalouse : je ne vivrai jamais des rebondissements aussi palpitants à mon boulot).

  6. J’ai failli m’étouffer tellement j’ai rigolé (et sans sachet de poudre pourtant!!). Fan de tout, mention spéciale au film et au choix absolument exceptionnel des prénoms!!

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