La dérive des incontinents

D’autres ont déjà évoqué la difficulté de soigner les gens qu’on connaît bien, qu’on aime trop, le manque de recul pourtant nécessaire. Le risque de déni face des symptômes pourtant alarmants ou la compréhensible inclinaison à penser au pire.
A contrario, il n’est pas toujours facile de se positionner autrement que comme un soignant face à la maladie ou au handicap d’un proche. Avant que cet état de fait ne finisse par s’imposer à moi au fur et à mesure de mon parcours, on m’avait un peu forcé la main au commencement : « Tiens, toi qui étudies la médecine, tu accompagneras ton papi à sa consultation. » J’étais donc planté là, sur ma chaise, censé lubrifier le dialogue entre un grand-père un peu taiseux qui avait quand-même fini par nous signaler qu’il avait des rectorragies, et celui qui allait devenir son chirurgien digestif.
Mais en termes de lubrification, j’aurais tout de même préféré être consulté avant d’assister à son toucher rectal. Voir à vingt ans son grand-père se faire explorer le fondement par un inconnu, fût-il accoutré d’une blouse blanche, c’est un peu la fin de l’innocence. Bah quoi, j’étais en médecine ou j’étais pas en médecine ?
Une fois rentrés, je fus logiquement mis à contribution pour l’aider à se faire un lavement. Et moi de tirer la chasse sur ma candeur. Perdue pour perdue…

Mais ce serait leur faire un faux procès que de rejeter sur d’autres l’origine de cette bizarrerie relationnelle : ils n’avaient fait qu’accélérer un peu le processus. Quand on aimerait parfois n’être qu’un accompagnant aimant et attentionné, on s’aperçoit qu’on ne peut plus totalement se départir d’un regard froid et clinique. La frontière se brouille, le retour en arrière n’est plus possible.
Je ne l’ai pleinement compris que quand j’ai perdu mon autre grand-père. C’était un peu avant sa mort.
Là où certains n’auraient peut-être vu que des petites sorties de route, je traduisais en score du MMS. Et quand il a commencé à chuter, la grille AGGIR a défilé devant mes yeux. Corpus de gériatrie mon amour.
J’ai été sensibilisé à cette problématique durant mon cursus, prendre garde à la déshumanisation, à l’écueil de la maltraitance. Ça m’a presque paru plus difficile à la maison. Il ne s’agissait pas d’être juste un peu gentil avec un vieux un peu zinzin, il me fallait tolérer la présence d’un imposteur. Où était donc passé mon grand-père, celui qui m’avait fabriqué un arsenal d’épées et pistolets en bois, avait si souvent fait exprès de perdre à la pétanque, m’avait filé en douce un petit pactole en pièces de dix balles aussitôt englouties dans le flipper ? Qui était cette personne qui épuisait ma grand-mère, confondait parfois les pièces de sa propre maison et devait désormais porter une couche la nuit ?

Vint le moment où il fut mené à l’hôpital pour une pneumonie. Pas super frais, selon l’interne au téléphone.
En lieu et place du soutien que ma mère était venue chercher auprès de moi, elle eut droit à une traduction grand public du concept de facteurs pronostiques : « Tu devrais peut-être y aller, si ça se passe mal il ne faudrait pas que tu regrettes de ne pas avoir été auprès de lui. Et ça peut aller très vite. » Hop, prise à froid la daronne ! Mais je tirais déjà la deuxième salve, cortico sous-corticale : « D’ailleurs il faudrait qu’on puisse discuter tous ensemble de jusqu’où il est raisonnable d’aller si ça se passe mal. » Silence, incompréhension. « Non, on ne peut pas vraiment attendre de voir comment ça évolue, ce sont deux choses différentes, c’est justement maintenant qu’il faut y réfléchir sinon ça risque d’être trop tard. Moi aussi j’espère que la question ne se posera pas, mais… »
Et pour le réconfort, tu repasseras, hein ! J’ai repensé à ces patients qui reprochent aux médecins d’être des menteurs professionnels, j’étais probablement en train de faire des tarots à la cafétéria pendant le cours où on nous enseigne la pokerface.

Il mourut deux jours plus tard, encore une victoire des scores prédictifs, la tristesse se mêlant un peu au soulagement de ne pas le voir à nouveau dégringoler quelques marches dans la dépendance. Le médecin pouvait enfin se mettre en veilleuse, et laisser entièrement la place au fils et petit-fils modèle. Celui qui donne le bras, accepte de lire à l’office des extraits de l’épître selon Saint Bidule, fait la conversation aux vieilles bigotes de la paroisse. « Oui oui, il est probablement mieux là où il est, et il veille sur nous… » Un vrai petit enfant de chœur.
Quoi qu’il en soit, il nous reste des pièces entières d’inusables meubles montés de ses mains, quelques belles photographies d’époque et de nombreux souvenirs d’avant les éclipses. Un honnête héritage.

Mes deux grands-mères sont désormais veuves.
J’essaye de prendre un peu de mon temps pour les appeler, leur écrire, passer les voir. Probablement pas assez. Je tente de les consoler si besoin, leur raconter quelques bêtises, leur faire passer le temps.
Une partie de moi, celle qui porte définitivement une blouse blanche, les surveille.

9 réflexions sur “La dérive des incontinents

  1. C’est ce que j’aime tout à fait quand même dans la Toubibloguerie, c’est qu’on voit ça, on voit que nous de l’autre côté du stétho on a oublié que vous étiez des humains. Et on voit à quel point c’est compliqué d’avoir déjà la responsabilité de votre savoir (ou de votre absence de … ), mais aussi comme cette schizophrénie dans le dosage empathique doit forcément vous abimer un truc quelque part.
    Votre métier, il est vraiment très compliqué.

    • S’toi <3

      Bon, mais en même temps on ne peut pas demander au patient d'être moins malade ou moins anxieux pour ménager son docteur… Il faut apprendre à gérer ça, et se réserver des bols d'air.

  2. Très beau post. Je ne pense pas que j’aurais pu être capable de gérer ce type de soutien. Tu as toute mon admiration. Prends bien soin de tes mamies, comme tu le peux, sans regret surtout !

  3. MERCI. Je vais (si j’ose) transférer cet article à mes proches qui m’ont désignée accompagnatrice number one de toutes les chimios de ma mère (et des vomis et autres effets indésirables sympathiques qui suivent, évidemment). C’est si bien dit.

  4. Très jolie page,du vécu …La dernière en date en ce qui me concerne c est ma mère aux urgences … On est comme 2 imbéciles avec ma frengine également toubib devant un interne qui nous montre un scann cérébral diagnostic hémorragie cérébrale ..question vous voulez qui on l envoie en neurochir ? QCM a 2 choix et 10 mn pour répondre… pas d antisèches possible … et puis quand on a répondu a la question on doit aller expliquer tout ce qui ne va pas se passer a mon père …

  5. J’ai perdu mon gd père il y a 4 mois d’une insuff repsiratoie chronique terminale après 5 ans de vie et d’incompréhension autour d’un fil de 1m50, les complications que tu connais, les marches descendues les unes après les autres dans la pathologie et donc l’autonomie. Les explications à la famille, essayer de prévoir les dégringolades ultérieures, expliquer que l’issue va être inéluctable avec les bons mots, l’appel d’un réanimateur des urgences pour une décision de réa, voir qu’en fait tout est mal compris (peu de chance de s’en sortir avec une intubation = il y a une chance donc on intube, réexpliquer etc). Je ne me suis jamais mêlée de la santé de ma famille mais quand on arrive au stade de ton gd pere ou du mien, avoir un soignant dans l’entourage est une aide précieuse pour le malade et l’entourage même si pour le soignant c’est super dur (rester en retrait dans la prise en charge tout en ayant un œil dessus, donner un avis sans l’imposer ni influencer, prendre le recul suffisant pour avoir un raisonnement médical pur etc). Il nous ont aidé à grandir, à nous de prendre le relai pour les aider dans la vieillesse en fait. La roue tourne. C’est super dur, mais nos connaissances sont une force.

  6. La proximité affective et la distance médicale, jongler! Prendre le parti du médical, pour le bien de ses proches en y perdant leur affection… Incompréhension… Froideur de la connaissance…
    Accepté également de n’être contacté par son entourage que pour les tracas médicaux et par là même, entrer dans cette intimité que l’on aurait préféré ingnorer. Difficile….
    Merci pour ce billet… Un vrai miroir

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