Marc et sophismes

Perruche en Automne, dans cet excellent billet, présente les arguments fallacieux que les partisans des médecines alternatives utilisent pour défendre leur pratique.

Un argument fallacieux, c’est un raisonnement faux. Un sophisme. Un argumentaire qui a l’air vrai, mais qui, si on y regarde de plus près, présente à un moment donné une faille, qui le rend invalide.

On a besoin de la logique, de s’ancrer à un raisonnement scientifique, parce que la médecine est souvent faite de points d’interrogations.

N’empêche.

N’empêche que parfois, je l’avoue, j’utilise en toute connaissance de cause des arguments fallacieux pendant mes consultations. Parfois pour me sortir d’un faux pas, parfois pour convaincre le patient, parfois lorsque je vois que la discussion arrive à une impasse, mais souvent, c’est paradoxalement pour appuyer un propos que j’ai par ailleurs essayé de développer sur des arguments solides.

Voici donc la liste (non exhaustive) des arguments fallacieux que j’utilise en consultation.

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L’appel à la tradition (ou « Les Anciens savaient bien mieux que nous » ou encore « C’était mieux avant ») :

« Docteur, j’ai vu qu’il existait de nouveaux médicaments pour soigner le diabète, d’ailleurs son docteur en a prescrit un à mon voisin : la schtroumpfogliptine.
– Oui, mais ce médicament n’agit en fait que sur le chiffre de votre hémoglobine glyquée, et peut provoquer des effets indésirables graves, comme des pancréatites. Je préfère vous prescrire de la metformine, qui est connue est bien éprouvée, et avec moins d’effets indésirables.
– Ah oui, vous pensez ?
– Oui. De plus, cela fait 60 ans qu’elle est sur le marché, alors… »

Cet argument ne tient pas la route : jusqu’en 2009, on pouvait encore dire : « Le Mediator®, c’est bon, ça fait 38 ans que ça existe. »

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L’argument d’autorité (ou « Vu à la télé » ou encore « Si l’expert le dit, c’est que c’est vrai ») :

« Docteur, je me lève de plus en plus souvent la nuit pour uriner, et à 60 ans, je m’inquiète pour ma prostate, j’ai peur d’avoir un cancer !
– Il peut tout à fait s’agir d’une simple augmentation de volume de votre prostate, ce qui est physiologique. Vous avez d’autres signes : fatigue, perte d’appétit, perte de poids, douleurs ?
– Non, mais mon voisin fait un dosage de ses PSA tous les six mois et il m’a conseillé de m’en faire faire, que ça peut détecter le cancer !
– Le PSA peut être effectivement augmenté en cas de cancer de la prostate, mais il peut l’être pour beaucoup d’autres raisons. Je pense que c’est un examen inutile et même dangereux qui pourrait vous mener à des risques liés aux biopsies prostatiques et à une potentielle opération, sans augmenter l’espérance de vie. D’ailleurs, même le découvreur du PSA est désespéré de sa trouvaille. »

Là, il est vrai que c’est un argument fallacieux imparable : le découvreur du PSA dit lui-même qu’il ne faut pas l’utiliser ! ll n’en reste pas moins vrai que s’il disait partout que sa découverte était formidable, le dépistage de masse par le PSA resterait une mauvaise stratégie.

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Le sophisme démagogique, qui se rapproche de l’argument d’autorité (ou « Si c’était quelqu’un de ma famille » ou encore « Jouons sur la corde sensible ») :

« Pour l’eczéma de votre enfant je vous prescris cette crème à la cortisone , appliquez-là sur les plaques, cela devrait les faire disparaître en quelques jours.
– Ohhh non je ne veux pas de cortisone docteur, ma voisine dit que c’est mauvais et ma tante en a pris pendant deux ans ça lui a donné du diabète !
– Mais vous savez, c’est le traitement le plus rapide et le plus sûr de l’eczéma, et les effets secondaires d’une crème n’ont rien à voir avec ceux d’un traitement oral. D’ailleurs ma fille aussi est atopique et quand elle est en poussée je lui applique une crème à la cortisone sans arrière-pensée. »

Cet argument, qui fonctionne souvent très bien, n’a aucune rigueur scientifique : admettez que l’expérience personnelle comme niveau de preuve, c’est un peu léger. Par ailleurs, si les patients savaient comment beaucoup de médecins soignent leurs proches ou se soignent eux-même en dépit de toutes les règles de bonnes pratiques, ils seraient probablement bien moins rassurés !

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L’appel à la terreur (ou « Tu pousses le bouchon un peu trop loin Maurice » ou encore « MER IL ET FOU ! » ) :

« Voilà les résultats de ma prise de sang !
– HbA1c à 12% ??? (cela veut dire : beaucoup trop sucre dans le sang, donc un diabète très déséquilibré). Que s’est-il passé ? Vous n’avez pas pris vos médicaments ? Vous avez laissé tomber le régime ?
– Oh les médicaments, ça me ballonne vraiment, alors des fois, pfuitt, je les prends pas, et puis le régime, vous savez c’était les fêtes récemment (« les fêtes », c’est un peu toute l’année : Noël, Pâques, les barbecues l’été, la galette des rois…), et puis bon, vous savez ce que c’est : ici dans la région, on est quand même des bons vivants et on a de bons produits, hahaha ! (NDLR : citez-moi un coin de France dont les habitants vous diront : « Ici, on est chiants comme la pluie, et puis nos produits locaux, franchement ils sont pas terribles »), et puis boh, le diabète, mourir de ça ou d’autre chose, hein docteur ?
Vous savez qu’avec un chiffre pareil d’hémoglobine glyquée, vous risquez de fusiller vos reins, vos nerfs, vos yeux, votre cœur, et qu’en prime on risque de vous couper des bouts de membre ? »

L’appel à la terreur est un aveu de faiblesse. Engueuler un patient en le menaçant est une réaction paternaliste et pratiquement toujours inefficace. Certes il faut l’informer des risques, mais sans en rajouter non plus. Quand cette stratégie fonctionne c’est toujours éphémère car personne ne peut vivre continuellement dans la peur, tout le monde vit au mépris du danger (sinon on ne conduirait pas par exemple).

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La pente savonneuse (ou « On leur donne ça [ ], ils nous prennent ça.[……] » ou encore « La porte ouverte à toutes les fenêtres ») :

« Docteur, je suis enrhumé depuis QUATRE jours, ça ne peut pas durer ! Il FAUT me donner quelque chose !
– Effectivement, vous êtes enrhumé, il faut vous faire des lavages de nez avec du serum physiologique.
– C’est tout ce que vous me donnez ? Parce que je tousse aussi et puis j’ai les yeux tout collés.
– Le fait de vous laver le nez va vous empêcher de tousser, et vous pouvez vous laver les yeux avec le serum physiologique.
Donc vous ne me donnez rien d’autre ?
– Non, parce que déjà cela n’est pas nécessaire, et puis si on commence par demander quelque chose pour le nez, puis pour les yeux, puis pour la toux… on n’en finit plus, et après les gens demandent des antibiotiques pour un oui ou pour un non. Vous savez, chaque médicament a son lot d’effets secondaires, ce serait vous y exposer pour quelque chose qui n’en vaut pas le coup. »

C’est un argument fallacieux que j’emploie parfois pour montrer à des patients insistants que si leur intention de départ était de réclamer des antibiotiques ou une ordonnance à rallonge, je serai assez peu disposé à accéder à leur demande. Mais ce n’est pas parce que les autres patients ont parfois des demandes exagérées que je ne prescrirai à ce patient que du serum phy.

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La raison de la majorité (ou « Tout le monde ne peut quand même pas avoir tort en même temps » ou encore « Sitôt qu’on est plus de quatre on est une bande de cons »:

« Pour la fièvre de votre enfant, je vais vous prescrire du paracétamol.
– D’accord, vous pouvez le prescrire en suppositoire, s’il vous plaît ?
– Oh il n’y a pas tellement de raison, il ne vomit pas ?
– Non, mais vous savez pour lui faire prendre les médicaments, c’est tout un cirque…
– Ecoutez, je préfère vous le marquer en sirop. Essayez tout de même de lui faire prendre sous cette forme, parce que par voie rectale, le produit est moins bien absorbé, et à force d’utiliser les suppositoires, cela peut l’irriter.
– Ah ? Je ne savais pas.
– Oui, et puis vous savez, dans les pays latins, on prescrit encore des suppos, mais ailleurs, on ne les utilise plus. »

Il n’y a aucune relation logique entre le fait que peu de pays utilisent le suppositoire et le fait que son efficacité soit modeste. Le contre-exemple : en France 80% des prescriptions d’anti-vitamine K sont des ordonnances de fluindione (Previscan®) alors que le traitement de référence est la warfarine (Coumadine®).

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Le sophisme naturaliste (ou « Tu reprendras bien un peu de ciguë, mon bon Socrate ? » ou encore « Ça ? C’est les vers, comme ça y a la viande, aussi » )  :

« Je viens vous voir parce que j’ai mal à la gorge, mais je n’aime pas trop prendre de médicaments.
– Effectivement, d’après ce que je vois quand je vous examine, vous avez une pharyngite, c’est très douloureux mais ça passe tout seul en quelques jours.
– Ah très bien, je suis rassurée, que me conseillez-vous ?
– Vous pouvez prendre du paracétamol pour calmer la douleur.
– Mais je n’aime pas trop prendre de médicaments.
– Alors vous pouvez prendre des boissons chaudes avec du miel et du citron, cela a un effet bénéfique sur les viroses ORL, et en plus c’est naturel. »

L’argument « c’est naturel donc c’est bon » est rassurant (« Çay pas plein de produits chimiks ! ») mais sans fondement scientifique. Si vous pensez que « les plantes ne peuvent pas faire de mal », essayez donc de cuisiner une omelette aux amanites phalloïdes pour voir (ou même aux piments Habanero).
D’ailleurs opposer les remèdes « naturels » aux médicaments n’a absolument aucun sens, en effet de très nombreux médicaments ont été isolés à partir de plantes (aspirine, digitaliques… et même certaines chimiothérapies anti-cancéreuses !)

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Le sophisme, par son apparente simplicité de raisonnement, fait miroiter l’illusion de la réflexion par le « bon sens » ; en utiliser, c’est faire appel à une paresse intellectuelle.

Mais comment faire passer des messages aussi contre-intuitifs que « Il est parfois plus dangereux de dépister un cancer que de ne pas le faire » ou encore « Oui, vous tolérez mieux la gliptine que la metformine et votre chiffre d’hémoglobine glyquée a diminué plus vite, mais c’est pas ça qui compte » ?

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10 réflexions sur “Marc et sophismes

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  3. superbe ! la médecine 3.0 : les docteurs révèlent leurs tours de passe-passe !

    et ces gifs mais quels gifs quoi ! comme à chaque fois je suis partagé entre frustration de ne pas les voir d’emblée et joie de les voir apparaitre un par un, bien ouèj les copains !

  4. C’est tellement bien vu ! Parfois, j’ai l’impression d’être une grande scientifique , parfois, j’ai l’impression d’écrire un nouveau tome des Brèves de comptoir…

  5. Bon. Je suis très surpris à la lecture de cet article, pour commencer parce que Tiben n’hésite pas à déballer des secrets de fabrication de la relation médecin-patient. Certes, rien de nouveau sous le soleil, ces techniques de persuasion sont utilisées par tout un chacun, du vendeur d’assurances au prêtre en passant par le patron de bistrot soucieux de voir sa clientèle rentrer à pied.
    Néanmoins, j’imagine la surprise du patient innocent qui découvre ainsi se faire mener par le bout du nez (je ne sais pas si c’est mieux que « en bateau »). Le sophisme est délicat à manier dans la mesure où, une fois l’argument fallacieux mis au jour, la victime a sacrément l’impression d’avoir été prise pour une cruche (nonobstant tout l’amour et le respect qu’on peut lui porter). Ma première réaction était de penser : « Wow, j’espère que ses patients ne le liront pas. D’ailleurs, j’espère que peu de patients en général liront ça. »

    Attation : loin de moi l’idée de porter un jugement moral. J’use des mêmes sophismes tous les jours, pour convaincre un client que le nom de sa boîte est assez gros comme ça ou qu’avoir un logo « comme Nike » ne transformera pas sa PME qui débute en superpuissance. C’est plus simple, un sophisme, c’est même plus poli, je dirais. C’est de l’huile dans les rouages sociaux, mais ça ne marche que si personne ne vous voit vérifier les niveaux.

  6. Merci pour ce commentaire !

    Je ne pense pas que la relation médecin-malade puisse se résumer à ces quelques exemples caricaturaux mais « inspirés de faits réels ».
    C’est beaucoup plus que ça, c’est adapter son discours à celui ou celle qui est en face, c’est employer des métaphores qui vont parler à l’interlocuteur, et oui, parfois c’est employer des arguments fallacieux.

    Mais mon intention n’est pas de mentir : encore une fois, je n’essaie pas de « vendre » quelque chose que je sais mauvais. Les exemples que j’ai donnés sont à l’heure actuelle scientifiquement justes, c’est le moyen de les faire entendre qui est paresseux, et personnellement, cela ne me gêne absolument pas que des patients lisent ce billet, bien au contraire !

    Je pense qu’il est illusoire de penser que tout le monde raisonne de manière purement logique, et à ce compte-là, « mettre de l’huile dans les rouages sociaux » aide effectivement à faire passer le message.

  7. Ce billet me rappelle « La dialectique éristique » ou « l’Art d’avoir toujours raison » de Schopenhauer (que je n’ai pas lu mais juste acheté pour placer au cas où dans un commentaire par exemple)

  8. Comment vous dire? La logique n’existe pas en dehors d’un langage formel. En langue naturel, il faut d’abord se mettre laborieusement d’accord sur les définitions, ce qui n’arrive jamais parfaitement, avant d’arriver à un semblant de raisonnement logique.
    Par exemple, vous semblez appeler « fallacieux » un argument qui ne se fonde pas sur une démarche scientifique. Le dictionnaire dit plutôt « qui se fonde sur un mensonge ». etc etc
    Vous croyez qu’on m’a déjà prouvé scientifiquement que la terre tourne autour du soleil? Non. On a autre chose à foutre, et je ne serai probablement pas en mesure de comprendre ce qu’on me raconterait. Et je me demande d’ailleurs si la moitié des médecins en exercice dans ce pays en sont capables, ce qui serait quand même le minimum.

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